Il y a dans La Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau, une idée singulière, énoncée par l'héroïne Julie, et reprise par Rousseau même pour justifier l'uniformité de ton des lettres dont le roman est constitué. On la lui avait reprochée, la disant invraisemblable. Il a répondu, donc, que quand on subit l'attraction d'une personnalité vertueuse, remplie de Dieu, immanquablement on se rapproche d'elle, on prend ses tours, son style, et la communauté ainsi soudée s'unit jusque dans son langage.
Naturellement, le degré d'uniformité est tel, dans son roman, que cela tient du miracle – l'un de ces miracles dont rêvent les républicains avides d'unité nationale et qui, pour la favoriser, pensent moins utile de développer la divinité en soi pour unir les cœurs autour d'elle, que de contraindre le peuple à parler la même langue, afin de créer l'apparence d'unité dont leur politique a besoin.
Rousseau croyait aux miracles moraux dans la foulée de Calvin – et même, en réalité, de François de Sales, dont l'influence sur lui était moins consciente, mais d'autant plus profonde peut-être. Il se croyait protestant, il voulait l'être; mais ce qu'il avait entendu de François de Sales sans forcément savoir que cela venait de lui – quand, à Chambéry, il écoutait Mme de Warens lui lire des pages de l'Introduction à la vie dévote –, ce qu'il en avait obscurément retenu était pour lui la religion même de la nature, ce qu'on pouvait éprouver de plus spontané en termes de piété. Il le pensait ainsi parce que les Charmettes étaient un lieu reculé et idéal – vaginal même –, et que Maman lui semblait être l'émanation profonde de la nature vraie. Au reste, il n'a pas laissé de parler de cette manière de toute la Savoie, et Stendhal, qui le savait, a toujours fait à sa suite l'éloge du catholicisme savoyard, à ses yeux moins hypocrite et plus authentique que son équivalent français. Il a même fait de François de Sales le seul évêque aimable (digne d'être aimé) de tout le catholicisme.
Or, cette idée d'une unité de langage et d'habitudes, au sein d'une communauté traversée par le même amour de l'Enfant-Dieu, cet évêque de Genève l'a clairement énoncée, lorsqu'il a demandé aux sœurs de la Visitation de rester unies autour de l'idée qui avait fondé leur ordre à Annecy. Il disait: Le véritable amour n’est jamais ingrat. Quand il se complaît en quelqu’un, il s’efforce de toujours lui complaire. De là vient que ceux qui s’aiment en viennent à se ressembler. C'est exactement ce que dit Rousseau à propos de Julie, qui donne le ton à toute sa communauté parce qu'elle y est aimée et même vénérée. Elle y rayonne comme Louise de Savoie avait rayonné sur la cour de France, en son temps, aux dires mêmes de tant de grands écrivains qui en avaient été témoins.
L'image est belle, et assurément elle a porté les révolutionnaires français. Ils étaient pétris d'idées rousseauistes – sans savoir qu'elles venaient souvent de François de Sales, un évêque catholique. Il est du reste dommage qu'ils ne l'aient pas su, car ils n'auraient pas été dans l'illusion qu'un tel amour pouvait exister sans racines dans la divinité, comme Rousseau même en était conscient, quoiqu'il ne voulût pas en parler, le rendre explicite. Il faut rappeler que Liberté, Égalité, Fraternité vient en réalité de Fénelon – aussi aimé de Rousseau, aussi prélat qui voulait placer la foi dans la vie même, au moyen notamment de l'art et de l'imagination, si indispensables à l'érection d'une république idéale. Les philosophes parisiens ratent si profondément le coche, à cet égard, que c'en est troublant: un mauvais sort a dû brouiller leur esprit.
Le texte ci-dessus est lu, formidablement, avec de belles images qui l'accompagnent, par Sylvain Leser sur sa chaîne Youtube: