Il y a, à l'agrégation de littérature, cette année, un auteur brésilien connu apparemment dans son pays, João Guimarães Rosa (1908-1967), pour une nouvelle appelée en français Mon Oncle le jaguar. Le titre fait référence au narrateur, qui dit que le frère de sa mère, un Amérindien d'une tribu amazonienne, était lié aux jaguars, qu'il pouvait communiquer avec eux et se changer en jaguar lui-même. Il suggère qu'il a hérité de son pouvoir. Cet oncle était son père spirituel. Son père biologique était un blanc qui engendrait beaucoup d'enfants sans le vouloir, en cherchant seulement le plaisir avec des femmes indigènes. Il ne s'en occupait évidemment pas.
Le récit se passe dans la campagne, dans laquelle les blancs possèdent et les Indiens et les Noirs sont considérés comme inférieurs, proches des bêtes et de la nature en général. La vie ordinaire dans le Brésil traditionnel, si l'on peut dire. Mais c'est assez violent, et les croyances tupis remontent à la surface – dans un élan totémique néanmoins bien connu, puisqu'il paraît que même en Corse, il y a des gens qui se mettent psychiquement dans le corps d'animaux, ou prennent leur forme.
Au reste, en Savoie, c'était récemment pareil, et ma famille a été concernée, puisqu'un de mes ancêtres a été condamné par le tribunal de Chambéry, au dix-septième siècle, parce qu'il se transformait en loup: lui et sa mère, une sorcière des montagnes, étaient réputés communiquer avec les loups qui y vivaient, et prendre leur forme.
C'est donc surtout une question d'époque, et il y a des régions où ce genre de pratiques ou de croyances persiste davantage. On pouvait s'attendre à ce que les Tupis soient moins christianisés et rationalisés que les Savoyards, qui à leur tour étaient moins rationalistes que les Français. Car pour le christianisme, tout de même, il admet bien que l'on puisse être habité par le Saint-Esprit, qui a la forme d'une colombe. Donc l'âme peut y avoir la forme d'une colombe. Le Saint-Esprit permet de voler, comme Habacuc emporté dans les airs par Dieu, tiré par ses cheveux par l'Ange. Mais le loup et le jaguar, sans doute, c'est différent.
Ce sont des carnassiers qui parcourent le sol, vivent dans la pénombre humide des forêts, et leur âme est liée plus profondément aux éléments terrestres – moins imprégnés de lumière. Et il est certain que la littérature du vingtième siècle a cherché à réhabiliter ce lien instinctif avec les forces inférieures, avec ce qui est lié aux pulsions d'en bas – notamment l'estomac, mais pas seulement, bien sûr. Et le narrateur de la nouvelle de Guimarães Rosa fait quasiment l'amour avec une once, qu'il appelle Maria Maria, selon un tic habituel tupi, de répéter un nom chargé d'affection.
Ce qui est vraiment intéressant dans cette nouvelle rappelle Ramuz, qui a inventé un langage pour restituer l'imaginaire paysan rempli d'anges et de croyances. Car un langage y est déployé, mélange de portugais et de tupi, confinant à l'onomatopée et à l'interjection, et symbolique de l'âme de la forêt – et c'est justement par là qu'on échappe à la rationalité venue d'en haut, des Lumières, d'Apollon, comme disait Nietzsche: on est ici chez Dionysos. On échappe à la civilisation à l'imagination restrictive, qui se détourne des mystères par peur.
On se détourne aussi de la moralité, bien sûr, et le narrateur est en fait un tueur, qui devient intérieurement un jaguar pour régler ses comptes. Il n'est jamais facile de garder un juste équilibre. Mais on peut comprendre le refus de rester dans une rationalité abstraite, détachée de la vie. C'est une tendance bénéfique apportée par le regard penché sur les traditions amérindiennes.